55 ans après son passage à Cannes, la réalisatrice hongroise Judit Elek semble toujours aussi attachée à son premier film de fiction, La Dame de Constantinople, qu’elle présente avec humour et vivacité. Elle explique notamment que la traduction littérale du titre hongrois (Sziget a szárazföldön) signifie « une île sur la terre ferme », une image qui traduit parfaitement la situation du personnage principal dans cette œuvre : une vieille dame qui ne parvient pas à se mêler au temps présent et qui s’isole malgré elle, plongée dans les souvenirs d’une vie passée.
Contrainte de déménager après la mort de son mari, la « dame de Constantinople » voit défiler une foule de personnages en tous genres, lui présentant chacun leur tour leurs logements en tentant de la persuader qu’elle serait parfaitement satisfaite de vivre chez eux. Tout en nous plongeant dans les difficultés que traversent les habitants de Budapest pour se loger, ces derniers se voyant obligés de vivre dans des pièces surpeuplées et participant à la création d’un système d’échanges d’appartements complexe, la réalisatrice n’oublie pas de nous montrer que le besoin de l’autre, l’élément indispensable que représente le lien social dans notre vie quotidienne, représente une préoccupation peut-être aussi importante que les besoins matériels. Le mouvement soudain et brutal provoqué par ces événements chamboule l’équilibre de vie de la vieille femme, et ne fait qu’amplifier son extrême solitude. Elle essaie de se mêler aux autres, de rire et danser, mais quelque chose semble la tenir constamment à l’écart, même au beau milieu d’un appartement rempli de personnes.
Cette femme n’arrive pas, ou plus, à se lier aux personnes qu’elle rencontre. Vivant enfermée dans son passé, omniprésent à travers la décoration de son appartement et qu’elle ne cesse de raconter, elle a inconsciemment fermé la porte au monde qui l’entoure et ne comprend plus ses mécanismes. Alors la boucle se referme et, ayant tout de même réussi son objectif premier de déménager, elle retourne vivre son isolement exactement de la même manière, au milieu de ses bibelots, de ses chansons et ses souvenirs d’une autre époque.
La solitude, si elle peut être physique, se contente parfois de hanter l’âme, l’empêchant de se mêler à la foule qui l’entoure pourtant. Et le réalisme impressionnant dont fait preuve Judit Elek, en prenant garde à préserver son histoire de toutes sortes d’artifices inutiles à la narration, nous fait comprendre que les différents personnages sont tous plus ou moins coupés les uns des autres. Cette femme émouvante pour qui l’on ne pourrait d’abord éprouver que de la peine sans se sentir concerné, nous met pourtant face à la constante solitude dans laquelle nous vivons, et cela malgré nos efforts. Ce qui fait mal n’est pas l’isolement lui-même, mais l’échec dans la création d’un lien avec l’autre, comme l’expliquait Judit Elek dans un numéro des Cahiers du cinéma paru en juin 1969, à la sortie du film : « C'est la solitude qui m'intéresse. Mais pas la solitude telle qu'on peut la voir quand on constate que quelqu'un est seul, ou se sent seul. Car à partir du moment où je pense que les gens ne pensent qu'à entrer en contact les uns avec les autres, je m'intéresse à ce moment précis où l’on tente le contact mais où cela échoue. »
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