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Circonstance 6 - 23 mai 2023

Dernière mise à jour : 4 juin 2023

Mississippi Blues. Je suis à la projection de Retour à la Raison, je me tâte à l’idée de prendre une place pour aller voir le film de Bertrand Tavernier juste après. Je me retourne vers mes comparses qui sont assis deux rangs derrière moi et leur demande s'ils vont voir Mississippi Blues ensuite. Une jeune femme, située entre nos deux rangs croit que je lui parle et me répond de son “Oui !” le plus familier comme si nous nous étions déjà parlé. Ce n’était pas prévu, c’est sorti de nulle-part, je ne sais plus trop quoi dire, je dis fébrilement que je m'adressais à la personne juste derrière ; elle rougit et regarde son téléphone (probablement en train de regarder la chaleur pesante qu’il fera le lendemain sur la fameuse et salvatrice application météo).


En fait, elle a soudain pris vie quand je ne m’y attendais pas. Juste avant, elle faisait partie d’une foule, mais par cet événement spontané et inattendu, elle existe à mes yeux. Et quand nous nous retrouvons juste après devant Mississippi Blues en salle Buñuel, c’est ce que je vois à l’écran. Bertrand Tavernier introduit des situations et laisse sa caméra tourner. C’est la spontanéité qui nous apparaît et la vie qui nous prend de court. C’est impressionnant cette capacité à montrer des fulgurances. C’est aussi ce lien passionnant entre fiction et documentaire qui crée ces instants de vie : le réalisateur prépare un terrain propice et filme simplement les gens. Et ce que l’on voit, ce sont des photogrammes qui s’animent devant nos yeux. Ces images restent ancrées dans ma mémoire.


L’une des premières fois où l’on assiste à une démonstration de gospel, on voit la réaction des croyants dans un large contre-champ. Et là, tout au fond de la salle, le gardien de l’église ouvre discrètement la porte pour laisser entrer un des cadreurs de l’équipe de tournage. Cette gêne dans la physionomie du cadreur et cet empressement dans celle du gardien est sans-prix. On ne peut pas inventer cette situation, deux mondes s’entrechoquent. Aussi un peu plus tard, quand le prêtre s’arrête net de parler alors qu’il s’apprêtait à raconter ses histoires hilarantes de tout son charisme, il attend qu’une personne passe et s’éclipse dans la maison. Son sourire tombe et on peut sentir une pointe de gêne et d’agacement dans son regard. Était-ce sa femme ? Peu importe, il a fait tomber son masque, et directement après, il le remet sans effort en démarrant son histoire.


Après cela, je ne m'étais pas rendu compte tout de suite de l’ironie de dire “On est prêt à tourner” alors qu’ils sont déjà en train de tourner ! Forcément ! Nous ne sommes pas censés voir ça, j’ai l’impression d’être avec eux et d’attendre impatiemment la fin du petit tour en pirogue du reste de l’équipe pour enfin débuter le travail. C’est l’équipe de tournage, la caméra, l’envers du décor qui nous invitent dans le film et constituent eux-mêmes le devant de la scène. C’est la même chose quand, pour signifier un trajet, nous avons un plan quelconque sur la voiture de Bertrand Tavernier et de Robert Parrish. C’est un leitmotiv dans les films, nous comprenons qu’il y a un voyage. Mais là, le clignotant s’allume et la voiture double la caméra. Enfin, le véhicule sur lequel est embarquée la caméra. D’un coup, la perspective s’ouvre, il n’y avait d’abord qu’une voiture qui existait à mes yeux, et maintenant, il y a une caméra, une autre voiture et une autre voie sur la route.


C’est un effet que Louis Aragon décrit sur les films de Godard : “Quand je vois [dans ses films] une chose qui se passe dans un petit quartier quelconque bien poussiéreux de Paris, je sais qu’il y a la mer !”. C’est ce que fait aussi Bertrand Tavernier, il filme simplement les choses. Il filme une réalité, mais tout existe. D’ailleurs, il montre souvent cet “extérieur”, “cette mer” dont parle Aragon. Dans une entrevue face-à-face, où la plupart des documentaires tourneraient cette séquence en gros plans seuls sur le principal intéressé, on commence sur la ville en entendant le son de cet entretien. On termine sur l’échange bien sûr, mais par ce mouvement de caméra, j’ai l’impression que Tavernier nous rappelle que tout est vrai, que nous ne sommes pas dans un studio.


En fait, il crée quelque chose d’unique. En ancrant son histoire dans une réalité très précise, en s’intéressant aux gens, aux humains qui font partie de cette dernière, en mettant en place des conditions propices et quelques points de fable, Bertrand Tavernier construit un nouveau récit. Il part de choses bien tangibles et réelles et le monte pour en faire une création singulière. C’est un portrait honnête qu’il fait de ces musiciens afro-américains. Il ne ment pas, il montre le doigt manquant du joueur d’harmonica qui l'handicape à peine et la voix angélique de la jeune chanteuse qui a cette attitude bizarrement désabusée. Devant ce spectacle, tout fonctionne sur le public. Les barrières supposées des autres films de documentaire ou de fiction ne sont pas érigées ici.


Pour exemple, je prendrai cette règle qui dit qu’il faut que les personnages ne doivent pas rigoler (ou peu) des situations comiques pour que le public puisse éclater de rire. Pourtant, dans la séquence du prêtre assis à la terrasse de sa maison, quand il termine son histoire à mourir de rire, aussi bien le public que l’équipe de tournage et le prêtre lui-même s’esclaffent de rire. Cela fonctionne à merveille parce que nous entrons entièrement dans le film, nous somme là, avec eux. C’est une œuvre nuancée et pleine d’aspérités. Des choses qui ne peuvent être assemblées normalement, se trouvent ici réunies. Un film ordinaire chercherait à résoudre ces inégalités (qui pourtant créent la singularité de l'œuvre à la base), mais dans Mississippi Blues, on laisse toutes ces choses comme elles sont. Et on termine par la danse d’un vieil homme, accompagné d’un instrument au rythme envoûtant, imprégné de l’ombre du cadreur face à lui. Dans le photogramme de quelques millimètres, la vie.

Article rédigé par Noé CASTANIER

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