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Photo du rédacteurNoé CASTANIER

Circonstance 5 - 23 mai 2023

Dernière mise à jour : 4 juin 2023

Le Retour à la Raison. Salle Agnès Varda, c’est la toute première fois que j’y vais. Je vois qu’il y a de la place devant … Au tout premier rang … À l'extrême centre ! J’ai la place ultime de salle de cinéma. Je vais plonger dans le film parfaitement, ma vision sera totalement emplie de l’écran. Accompagnée d’un aide pour la soutenir, une femme plutôt âgée s’approche de moi, s’étant engouffrée dans la salle par une entrée spéciale. Elle s'assoit à côté de moi. Nous discutons. Elle me parle de Godard (qu’elle a connu), et de Man Ray (qu’elle connaît par cœur). La présentation du film se fait, et elle ajoute de petites informations à droite à gauche : “Oh parce qu’il adorait la Côte d’Azur !”, “Bah ! C’est drôle, parce qu’il aimait les femmes”, “Et tu vois ce qu’on va voir, ça a été tourné à Yerres”. Le film débute sur Le Retour à la Raison, première des quatre œuvres qui constituent la projection.


En voyant le titre, ma voisine s’exclame : “Ah bah ! Un classique !”. Ok, il faut que je sois attentif, il faut que je sois digne de l’enseignement que m’a donné cette dame expérimentée. Je me concentre, je vois des formes, des mouvements, des visages, des lieux. Les images couvrent mes yeux et la musique s’engouffre dans mes oreilles. Je m’endors. Enfin je suis dans un état second, comme une hypnose, prêt à faire un rêve lucide. Tout se concrétise, le son résonne en moi et les figures se poursuivent dans ma pensée. Les portes de mon esprit profond sont ouvertes et moi, je suis à la limite entre la conscience et l’inconscience : je suis sur le fil léger de la subconscience. Par cette place, je peux voir des échanges se faire entre les deux mondes. Ma conscience, par les yeux, indique un visage féminin en très gros plan et mon inconscient l’interprète comme étant celui de ma sœur ; une jambe se lève, mon inconscient l’interprète comme une forme triangulaire qui s’élève, et le comprend comme une pyramide entière qui s’envole. Une pyramide entière qui s’envole !


Je me “réveille” en sursaut. Merde ! Je me suis assoupi à côté de la plus grande fan de Man Ray et j’ai raté presque la moitié du film. À ce moment, je le crois très fort, ce mot de “raté” : je suis persuadé d’avoir loupé une occasion. J’ai oublié tout ce que je viens d’entrevoir : cette expérience me semble n’avoir jamais eu lieu. Alors je me reconcentre : “Oui, Man Ray, Man Ray, Man Ray, alors …”. Et là, avec les mouvements et les corps filmés projetés sur la fine toile de ma rétine, tout me revient. Mes souvenirs se débloquent, ces perceptions conscientes transportées dans l’inconscience, sont réapparues momentanément. Je viens de vivre un voyage, je viens d’éprouver l’une des meilleures expériences de projection de ma vie. J’entends un rire, c’est ma voisine, elle rit. Je regarde l’écran, je ne vois pas pourquoi elle rit. Qu'est-ce qu'il y a de drôle dans des formes et des remuements assemblés sur une table de montage il y a cent ans ?


Je ne comprends pas. Mon autre voisine semble pleurer : c’est fou de se dire qu’une seule et même œuvre peut provoquer des réactions si diamétralement opposées selon la singularité de chaque personne, pouvant faire dormir, rire ou pleur- Ah ! Non, elle a juste éternué. Ma voisine plus âgée rit à nouveau. Alors là, je ne comprends plus, je m’attèle à déceler l’aspect comique du film. Pourtant, je ne trouve pas. Je ne comprends p- “Aha ! Ha ! Ha !” Je ris sans m’en rendre compte. Ce qui a provoqué ce gloussement, c’est un plan ironique. On nous montre une porte rectangulaire sur laquelle des motifs quadrangulaires sont parfaitement droits … Mais le cadre est incliné, il casse la perspective et nargue la satisfaction que le spectateur aurait pu avoir de cette symbiose entre le sujet et la caméra. C’est l’image même qui parle. Et c’est la virtuosité de Man Ray qui se révèle dans ce plan.


Il serait fastidieux et, au bout du compte, vain de chercher un sens derrière ces films. D’après Roland Barthes, cet attrait pour les secrets, pour “ce qu’il y a derrière”, est un fantasme très ancré dans nos sociétés européennes. Le cinéma de Man Ray ne cache pas de secrets, la qualité de sa caméra est ce qu’il y a directement “sur” la pellicule, c’est l’image elle-même. L’image est complète ; elle nous montre des figures et des gestes qui nous parlent à tous et met la matière, la substance de la vie et la vue au premier plan. Man Ray est un réalisateur au sens premier du terme. Il “réalise”, il se rend compte des choses, il aperçoit une singularité qui est visible aux yeux de tout le monde, mais oubliée par sa banalité, et il nous la fait redécouvrir sur les photogrammes de sa pellicule.

Article rédigé par Noé CASTANIER

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