Là, j'avoue, j'ai un peu exagéré les circonstances. Ce n'est pas ce qui s'est passé, j'ai juste regroupé mes différentes expériences de mauvais public éparpillées tout au long du festival. Bref, voici le texte.
Caligula. J'ai regardé le film avant de venir, mais je n'ai pas trouvé la version de deux heures cinquante-trois, j'ai vu celle de deux heures trente-six. J'ai hâte de voir les réactions du public. En choisissant ma place, je décide de prendre un peu de distance, je veux voir le film avec le public autour. Je me dirige donc vers l'arrière de la salle, et choisis l'avant dernier rang. En demandant à un vieil homme si la place à côté de lui, au centre de la salle, est prise, je m'interroge sur le film que je vais voir, est-ce qu'une version différente du montage constitue la même œuvre ? Est-ce que l'on ne devrait pas plutôt regarder les quatre-vingt seize heures de rushs pour voir réellement le film en entier ? “This seat ?”, ah oui ! Le vieil homme à qui j'ai demandé la place. J'acquiesce. “There’s 5 000 seats everywhere and you choose this fucking seat”. Euh … oui ? J'ai envie de changer de place et de mourir au passage. Il enlève son sac avant que j'ai le temps de faire quoi que ce soit. Alors je rétorque gentiment, comme pour répondre à sa question rhétorique : “But it’s in the center”. Je m'assois. “Well you are, you're in the fucking center, you … [piece of shit ? J'interprète sans doute trop ;-) ]”. Bon, j'ai envie de me plonger dans l'application météo de mon téléphone (pour me donner une consistance) et de mourir au passage (ça, c'est juste pour le fun).
Bon, bon, bon. Finalement, ce vieil homme devra tomber inévitablement dans les bras de Morphée. Bref, il s'endort au bout de cinq minutes de film. Il ronfle et bêle incontrôlablement tout le long du film et se réveille au générique avec cette réplique dorénavant culte : « I'm so glad this fucking movie is fucking over ». Mais n'allons pas trop vite, le film commence, les génériques des différentes boîtes de production du film passent avec les quelques applaudissements confus et convenus à chaque nouvel intitulé. En fait, c'est vrai, on ne sait jamais trop s'il faut applaudir une seule grosse fois ou un petit peu, à chaque fois. Le public rigole gentiment. Soudain : “Bon c'est plus drôle maintenant”. Ambiance, grosse ambiance, grosse grosse ambiance. Un homme à l'avant de la salle vient de crier cette phrase, tout le monde se tait. Mais tout le monde n'arrête pas de bouger. Une fille devant moi s'étire, les bras en l'air, toutes les quinze minutes. Mais bon, ça, ça va, c'est drôle. Mais c'est pas fini. Énormément de spectateurs quittent la salle durant le film. Et durant les scènes de sexe, un gars, au fond de la salle, gémit longuement d'une seule note teintée dégoût (et d'un peu d'excitation, j'ai l'impression). Qu'est-ce qui se passe ? Au bout de deux heures de film, je me redresse. Et là, quelqu'un, derrière moi, pose sa main sur ma tête et m'enfonce dans mon siège. Quoi ? Mais quoi ? Mais pourquoi ? Je- Enfin, je- Mais- Non- Je- Je n'ose même pas me retourner.
Qu'est-ce qui se passe, qu'est-ce qui se passe ? Je ne contrôle rien ! Pourtant, je suis un Dieu. Tout cela n'a pas d'importance. Je suis un Dieu. Dans la salle, je suis peut-être un étudiant lambda de cinéma au Festival de Cannes, mais pour Caligula, je suis un Dieu. Nous sommes Dieu, nous voyons par la caméra, par un œil omniscient. Et c'est une caméra caractérisée par des ralentis et des zooms : nous voyons tout, tout est montré de manière détaillée, tout est appuyé. Nous sommes omniprésents, nous observons et sommes témoins de tout. La tragédie, c'est le pouvoir accablant donné à des gens normaux. Nous assistons à cette dernière. Nous sommes intouchables et protégés par cette vitre sur le monde. Nous voyons ces corps, qui, par un travail d'inspiration sur les sculptures romaines, par les poses des acteurs, par le grain de la pellicule et par l'éclairage qui surligne la silhouette des personnages, nous évoquent la Rome antique en un geste de bras.
Caligula a tous les pouvoirs, mais il ne peut rien faire. Il ne s'active pas : les figurants sont les membres du peuple ; par ce statut, ils sont semblables à de la décoration, ils ne comptent pas, pourtant, ils existent bien. Ils travaillent tôt le matin, et s'animent dans le labeur humain. La noblesse, quant à elle, bien que puissante, n'existe pas, elle n'a que des défis de paroles conceptuelles et d'idées qui n'atteignent personne d'autre qu'elle-même et n'impactent pas l'extérieur du palais. En fait, Caligula tente de se trouver une substance. Et celle-ci, il croit s'en approcher avec son statut d'Empereur : il pense vivre en ne mourant jamais. Il cherche l'immortalité. Et sa première tentative, pour atteindre son but, c'est le paradis. Un lieu où le temps n'existe pas, et où seuls les plaisirs immédiats se répètent à l'infini. Il veut donc reproduire ce paradis sur terre. L'empereur avant lui, lui a montré le sien, une oasis sexuelle, incessante et chaotique. Pourtant, nous sommes plutôt en face d'un enfer, ils sont forcés et n'accomplissent rien d'autre, ils sont prisonniers de leur désir. Caligula tente de reproduire cela, en laissant une certaine dimension de choix, avec son “bateau des plaisirs” qui emploie les femmes des sénateurs comme prostituées. On croit se rapprocher de cette vision lointaine : la très longue focale utilisée, le flou introduit dans l'image et les plans qui vibrent par la fumée qui se situe entre le sujet et la caméra produisent un mirage de bonheur et d'éternité, où les corps se fondent entre eux et ne forment plus qu'un.
Or le sexe ou le plaisir n'est que passager, il part et revient dans le film. Alors, l'immortalité, il la cherche dans la souffrance. C'est la passion qui fait vivre, le feu humain qui nous consume, mais nous anime. Alors il installe une grande machine inarrêtable, une sorte de mur rouge gigantesque qui rase tout sur son passage. Les victimes sont enterrées jusqu'au cou, et leurs têtes sont arrachées en une fraction de seconde. Or, Caligula ne tire pas grand chose de ces exécutions instantanées. Alors il part en guerre ! Là, la souffrance, il va pouvoir l'observer longuement. Et à nouveau, il n'observe rien. Son armée se retrouve à casser du roseau. Alors, il tue, il viole, il fait tout pour exister, mais cela ne marche pas. Le film en devient ridicule et vide, on oscille entre scènes gênantes et scènes atroces. Caligula est désemparé. Alors il se tourne vers sa dernière option. Peut-être que la seule chose éternelle est la mort, et par là, peut-il atteindre l'immortalité.
À deux reprises, il demande à des individus en train de mourir s'ils voient la Déesse de la Mort qui les accueille. À chaque fois, on lui répond par la négative. Alors il s'affole et demande si on voit quelqu'un ou au moins quelque chose. Et on lui répond ! « Rien ». Caligula est un empereur impuissant. Il a passé sa vie à chercher l'éternité en passant à côté de cette dernière. Il n'a rien fait, il n'existe pas, personne ne le connaît, il n'a rien produit. Et peut-être enfin, c'est là qu'il se rapproche le plus d'un Dieu (et sans doute de son souhait d’immortalité). Un vrai Dieu, qui n'a aucun pouvoir, qui a simplement créé quelque chose, mais ne peut qu'observer sa création. Il observe Rome sans se manifester, son unique créature qui s'effondre et se retourne contre lui. Dans la version originelle de ce film, celle que j'avais vu antérieurement à cette projection, il y a un instant qui fait enfin vivre Caligula, qui l'anime momentanément par rapport au reste du film.
C'est quand il est face à la Mort, une mort qui l’affecte personnellement. Quand sa sœur décède, il tente désespérément de la dévorer toute entière, de sa fondre à sa peau. Mais il ne peut pas. Elle, est morte, et lui, vit. Et dans cette même version, il atteint enfin son but. C'est à la fin, il meurt dans les escaliers, poignardé par sa propre armée, et le film se clôt sur son regard vide, il ne voit rien. Pourtant, l'arrêt sur image continue. C'est la répétition la plus infime de temps au cinéma : un seul photogramme, un vingt-quatrième de seconde qui se répète à l'infini, et qui le peint à jamais sur la pellicule. Il ne mourra jamais. Ce qui l'emplit ici, ce qu'il vivra à jamais jusqu'à la fin des temps, c'est la souffrance mortelle et la trahison absolue.
Caligula est enfin éternel, les Dieux l'observent. Et moi dans la salle ? Il y avait tellement d'animation tout à l'heure. Les gens sont partis. Ils avaient peur de perdre leur temps. Parce que le film est mauvais. Pourquoi être parti ? Le temps passe dans tous les cas, peu importe comment on le remplit. On peut utiliser son temps, pas le perdre. Le film est bien. Enfin pour moi. Je l'aime bien. Et même si je ne l'aimais pas, je l'imiterais. Je ne veux pas l'éviter, je veux tout faire pareil. Je veux faire, car j'ai peur d'être vide. Donnez à ma main tremblante une épée, mon coup sera précis !
Article rédigé par Noé CASTANIER
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