Le Mépris. Salle Buñuel ; j’ai déjà été dans la salle et j'ai donc repéré les places où les conditions de visionnage et de confort sont optimaux. En m’asseyant à côté d’un jeune étudiant américain, il fait une moue. Je m’excuse et lui demande s’il attend quelqu’un. Il me répond que oui, mais qu’il n’a pas besoin de discuter avec elle durant la séance. Je ne bouge pas. La jeune femme qu’il attendait s’assoit à côté de moi. Un silence se fait, ils se saluent et échangent quelques formalités. Au bout d’un petit nombre de communications, il m’oublient, je n’existe plus. Ils discutent des films qu’ils ont vu et de leur ressenti. Je ne bouge pas, je ne veux surtout pas leur rappeler ma présence. La fille parle de Jeanne Du Barry et à quel point ce film était “emotional” et que c’était “crazy” comme toutes les femmes se retrouvaient dans les toilettes pour pleurer. Le garçon répond par “Yeah, emotional !” et “No way, crazy ?”.
Après le postulat de la jeune femme, au tour du jeune homme. Il dit qu’il a déjà vu Le Mépris lors d’une projection quand il était chez lui, aux États-Unis. Il renchérit en disant que c’est l’un des films les plus “crazy” qu’il ait vu. Ils oublient assez vite le film et le garçon partage sa récente réception d’une invitation à une soirée cannoise. La fille est bouche-bée et lui rappelle son immense chance (bien sûr). Il rétorque qu’il “doesn’t give a shit about free drinks” et qu’il est “here for Le Mépris”. Et il en revient au Mépris, il répète que c’est “crazy” et qu’elle ne peut pas comprendre et réaliser ce que cela représente. Il essaye d'établir une distance. Elle se tait, ne sachant trop quoi répondre. Sur sa lancée, il répète ces quelques mots, “crazy” et “you can’t understand”, comme absorbé par l'œuvre.
Le pire, c’est qu’il a raison. Comment aurais-je pu comprendre ce que cela représentait avant de le voir ? Pourtant, je me sens aussi proche du ressenti de la fille. Combien de personnes ont déjà eu cette conversation exacte ? Combien de cinéphiles on déjà dit que Godard était spécial ? Que Le Mépris était génial ? Comment comprendre un ressenti si personnel et sincère qui, ici, ressort comme banal avec ce simple mot que le jeune homme utilise ? Ce mot “crazy” qui ne peut pas représenter une œuvre entière : un ressenti personnel ne peut pas se présenter avec un seul mot, ce qu'il dit n'a pas de valeur, on ne peut le comprendre vraiment. Bon bref, le film débute.
Alors c'est important, on m'a dit (indirectement) la chance que j'avais de voir ce film, alors je suis attentif. On commence avec un générique oral et une scène de traduction en direct. Tout est oral, rien n'est écrit. Et là je me demande, comment l'interprète, entre l'écrivain et le producteur, doit-elle traduire un discours désobligeant et malhonnête ? Est-ce que l'interprète a appris un texte ou traduit-elle en direct ? J'ai ma réponse assez vite, elle inverse deux traductions et se retrouve à sauter une réplique. Un rapide flottement apparaît, les acteurs se regardent : est-ce qu'ils doivent continuer ou recommencer la prise ? Ils continuent. Et Godard garde cette prise. C'est drôle. C'est ironique : des personnages aussi réfléchis et littéraires qu'un écrivain et qu'une dactylographe qui ont fait des Lettres, leur profession, parlent sans cesse sans réfléchir. Leur discussion s'étend et tourne en rond, rien n'a vraiment d'importance, Camille méprise Paul et c'est tout. On tente de trouver des explications, de s'intéresser aux détails, d'emphatiser et de dramatiser, mais rien ne ressort.
Le Cinéma se retrouve les mains vides : il a lancé sa plus grande musique dramatique à des moments où cela commence à faire sens, mais l'enlève aussitôt quand il se rend compte qu'il n'y avait rien ; il a effectué ses plus beaux travellings et les arrête au moment où il réalise que c'est futile. Mais ce désarroi ne dure pas : enfin de l'action ! À la fin, la Femme quitte le Mari pour s'enfuir avec l'Amant : enfin du cinéma, enfin un récit, un coup-de-théâtre ! Ils fuient en voiture, libérés de toutes contraintes. C'est une chose qui compte, que le public va apprécier. Et ils meurent dans un accident de voiture. Y'a pas de raison, y'a rien, c'est juste arrivé. Alors là, le Cinéma, il en a sa claque, alors il décide de casser son mur préféré, le quatrième : on voit le reflet de l’équipe de tournage sur la carrosserie de la voiture des deux défunts. C'est insensé, le réalisateur rend le Cinéma inutile et le spectateur bredouille.
Bien sûr, le cinéma de Godard est rempli de constructions et de figures de style : par exemple, les deux histoires, mythique (L’Odyssée) et minime (Le Mépris), corroborent tout au long du film, liant Ulysse à Paul et Pénélope à Camille ; ou alors quand Camille sort du plan et Paul rentre juste après, “au même endroit”, sans se voir : Godard nous montre le paradoxe et la caractéristique du cinéma, la relation entre bi et tri-dimensionnalité. Mais, on relève une qualité singulière et supérieure dans les films du réalisateur : Godard montre les choses sans sens, simplement telles qu'elles sont. Pour appuyer cette hypothèse, laissons Susan Sontag parler des films de Jean-Luc Godard : “Dans les films de Godard, les choses font preuve d’un caractère totalement aliéné. De façon caractéristique, elles sont utilisées avec indifférence, sans habileté ni maladresse; elles sont simplement là.” Nous pourrions même étendre cette affirmation : il n'y a pas que les objets qui sont simplement là, les personnages et les situations aussi sont dans le même cas de figure.
Le film est au présent, ni antériorité, ni postériorité se manifestent dans l'œuvre. C'est de l'instinct pur, sans considérer la raison, sans réfléchir : les personnages ne s'arrêtent pas de parler. Il n'y a que les émotions et les sensations qui les guident. L'instant immédiat et la spontanéité sont les seuls axes qui poussent les personnages à agir. Godard est Fritz Lang, il s'occupe de mettre un scénario à l'écran comme pour le film L'Odyssée qui est capturé directement sur la pellicule. C'est cette remarque poignante qui peut éclairer notre visionnage ; le producteur accuse Fritz Lang de l'avoir trompé : "That is not what is in that script" et Fritz Lang se défend simplement avec "Yes it is". Godard ne fait pas un film inutile pour faire chier, c'est ce qu'il voit sincèrement. Et puis, un dernier petit détail, à la fin du film, les deux amants sont à une station essence, et dans le fond du plan, on peut apercevoir un jeune enfant. On ne le voit qu’une seule fois, il ne compte pas dans l'intrigue, il est juste là. Et je ne peux pas détourner mon regard de sa présence réelle. En fait, le film, c'est l'enfant. Il est vide de sens mais plein de vie.
Article rédigé par Noé CASTANIER
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