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Photo du rédacteurNoé CASTANIER

Circonstance 1 - 16 mai 2023

Dernière mise à jour : 4 juin 2023

L’Amour Fou. Première séance, premier film du Festival de Cannes. J’attends sous le soleil de mai. Je découvre les marches rouges de la salle Debussy. Nous sommes tout devant. Curieux, nous allons passer quatre heures dans une salle obscure. Nous entrons et nous nous installons dans une salle vide. Elle est immense. Nous sommes au balcon, en plein centre. Je n’ai vu aucun Jacques Rivette, aucun Bulle Ogier, aucun Jean-Pierre Kalfon et je n’ai que des souvenirs partiels de la pièce d’Andromaque. Nous accueillons les deux acteurs principaux, cinquante-six ans plus tard. Je ne les connais pas, je ne réalise pas, je ne retiens qu’une intervention : “C’est l’histoire d’une femme qui essaye de retenir son homme, mais lui, il est déjà un peu parti” - Jean-Pierre Kalfon.


Et cette dernière ressort durant tout le visionnage du film. Plus le film avance, plus je suis en désaccord avec l’acteur principal du film, je n’ai pas l’impression que cela peut représenter le film. Pourtant, comment puis-je avoir raison face à l’un des créateurs de l'œuvre elle-même ? Car pour moi, Sébastien tente d’apparaître comme distant et sans considération pour Claire, pourtant, il ne part pas, et c’est même l’inverse, il ne veut pas laisser partir sa femme, qui, elle, est déjà partie. Alors des questionnements apparaissent : Est-ce qu’un artiste détient la clé de son œuvre ? Est-ce que l'œuvre a toujours une valeur quand le spectateur se l’approprie ? À qui appartient l’œuvre d’art ? Au cinéma, qui crée le film ? Le réalisateur ? Les scénaristes ? Les acteurs ? Ou l’équipe technique ?


Et dans cette salle, une impression apparaît : le film nous appartient à tous, car son visionnage est unique et singulier pour chaque personne. Je regarde ce film à une place très précise que je vous ai décrite au-dessus : et mon visionnage du film, par mes expériences et ma sensibilité, devient créateur. On pourrait opposer à cela l’art du théâtre qui est sans doute encore plus singulier : chaque personne, par son placement dans la salle, aura un point de vue totalement unique, par la tridimensionnalité de l’espace et par le positionnement des comédiens. Pourtant, même si la projection d’un film est en deux dimensions, nous ne voyons pas la même chose ; c’est principalement en raison de notre sensibilité et du contexte de visionnage, mais aussi simplement en raison de notre place dans la salle. Quelqu’un qui voit le film dans l’orchestre, au rang A, place 35, ne voit certainement pas la même chose que quelqu’un qui voit le film dans l’orchestre, au rang A, place 36. Le film se tord et le son s’allonge.


Dans le film, le rapport entre théâtre et cinéma est affirmé. Le film, par sa longueur exceptionnelle, peut se considérer comme un diptyque. Deux histoires et deux environnements sont liés par un seul et même récit. L’histoire mythique, légendaire et éternelle d’Andromaque en coalition avec l’histoire banale, futile et soudaine de Sébastien et Claire. Et les deux environnements correspondent aux deux médiums : le cinéma et le théâtre. Avec Andromaque vient une salle de théâtre assez originale qui renforce les différents points de vue : une scène totalement ouverte et cernée de sièges. Le spectateur peut donc voir les personnages de dos, de face et de côté. La caméra ici se rapproche de l’omniprésence : de longs travellings latéraux avec des panoramiques qui encerclent l’action, ainsi que des plans larges pour capter l’entièreté de l’action, et une démultiplication du regard avec la présence d’une deuxième caméra, celle de l’équipe du documentaire.


En revanche, dans l’histoire d’amour éphémère, on filme un huis-clos : l’appartement du couple est sujet à gros plans, on tente de montrer l’infime. Une touche de vie presque insignifiante face à la grandeur du mythe grec. Et pourtant, cette confrontation entre instant et éternité reste équivalente. Les deux parties sont aussi importantes l’une que l’autre. Au cinéma, on filme le détail, et au théâtre, on voit l’essence. De même, un lien se forme entre les deux médiums, car tous deux sont un art du point de vue. Cette liaison est signifiée par la folie dans l’art. La recherche obsessionnelle de Sébastien dans la vérité du texte d’Andromaque rime avec la recherche maladive de Claire du “chien aux yeux tristes”. L’absurdité de la trouvaille d’une vérité exacte dépasse les deux personnages et les lie donc, même à distance.


Quatre heures plus tard, je sors du film. Première impression, première phrase qui résonne en moi et que j’ai hâte de répéter à tout le monde : “Je ne savais pas qu’un film pouvait être aussi long, dans le sens positif du terme”. En effet, le film est prodigieusement long. Quatre heures, belle façon de démarrer le festival. Quatre heures de film, c’est une grosse gifle donnée à la réalité. Quatre heures, quatre heures ! C’est impossible d’être attentif pendant toute cette durée. Finalement, on passe de la concentration, à la somnolence, en passant par le regain d’intérêt et même par l’hypnose. Et dans cette période entre deux mondes, c’est là que le film s’ancre le mieux en nous : les ellipses font sens, les répétitions aussi. Le film entre en nous, et nous entrons réciproquement dans le film : nous nous projetons sur l’écran, nos pensées comblant les silences et nos souvenirs animant les images. À chaque fois que l’on retourne aux répétitions d’Andromaque, on se retrouve dans le même état que les comédiens. Cet état de fatigue, de travail intense et de disparition du regard de l’autre : cet endroit précis où la vérité artistique apparaît. Quatre heures, c’est une tranche de vie. 1967 : 2023, la salle se rallume, Bulle Ogier et Jean-Pierre Kalfon se lèvent. La tranche de vie est passée, mais reste ancrée par la vertu éternelle de l’art. Ils ont quatre-vingt ans, je ne les reconnais pas, mais j’ai l’impression de les connaître.

Article rédigé par Noé CASTANIER

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